vendredi 18 octobre 2013

Fondements métaphysiques du dollar - Un Paralogue Futural : entretien avec Malek Abbou.






Flavia Rayol - Qu’ils s’inscrivent dans un genre poétique ou bien narratif comme le roman, la nouvelle, la critique d’art, l’essai, on a l’impression que vos écrits  forment une sorte de polyptyque en cours et qu’ils pourraient s’articuler comme des panneaux, en cohérence, autour d’une scène dont les contours surgissent peu à peu. 


Malek Abbou - Un polyptyque si vous voulez ou simplement un bouquet. 


FR - Passer d’une forme à l’autre relève du plaisir ?


MA - Oui, de cette façon l’exercice de la pensée me reste une aventure.


FR - Au besoin, vous inventez la forme : Un paralogue futural  que vous avez composé avec le poète Matthieu Messagier se présente comme un tissage de textes, poèmes, collages, dessins qui élève le football à l’état de  poésie. Dans un genre bien différent, vos Fondements métaphysiques du dollar obéissent au même souci polyptyque de multiplier les angles et les approches autour d’un sujet unique. 


MA - Je crois bien que vous avez tout dit.


FR - Attendez, ce n’est pas fini... Pourquoi Paralogue ?


MA -Le préfixe para pour signifier un décalage, quand à «logue »… logos... je vois que vous avez deviné 


FR - Une parole acentrée par rapport à ce qui serait un discours normé ?


MA. En quittant les pancartes

Dites-moi seulement

Si vous êtes vivant quelque part 
Ce sont trois vers de Messagier extraits de l'un de ses poèmes présent dans le Paralogue. Ils résument assez bien notre affaire.


FR - Justement, qu’est-ce qui vous a poussé tous les deux à sortir la poésie du genre poétique ?



MA - La poésie elle-même.


FR - Comment le choix de la composition des équipes a t-il été décidé ? Comment avez-vous décidé qu’il y aurait Amy Winehouse dans l’Olympique J’étais Cigare, Edie Sedgwick dans L’Express Inutile en retard ou bien Martin Eden, le héros de Jack London dans l’A.S Délinquance Abstraite ?  


MA - En reprenant le principe des albums Panini, vous savez ces cases dans lesquelles il faut coller des vignettes pour former une équipe complète… mais sur le fond, nous avons voulu réunir des individus libres, souverains, à la trajectoire singulière. Entre Hedy Lamarr et Arthur Cravan, entre Serguei Essenine et Clarice Lispector,  Pannonica de Koenigswarter et Charles Mingus on peut désormais rêver à quelques une-deux de qualité... 


FR - Il y a sur le terrain beaucoup d’artistes, d’écrivains, de musiciens, il y a même un chien, mais un seul philosophe, pourquoi ?


MA - Parce qu'il fait exception lui aussi. Derrida avait rêvé d’une carrière footballistique, il aurait pu, je pense, devenir tout aussi bon footballeur que philosophe et donner de belles leçons de déconstruction au football d’aujourd’hui coincé dans ses archétypes. 


FR -  Des joueurs sont restés sur la touche ?


MA - Oui, Danielle Collobert, Alfred Jarry, Yves Klein, Roger Vailland, Henri Matisse... la tâche du sélectionneur oblige à des choix déchirants.


FR - Qui est Matthias Sindelar dont la silhouette est représentée en couverture ?





MA - Un joueur de grande classe, l'attaquant de l’équipe nationale d’Autriche, un virtuose du dribble très populaire à son époque. On l’appelait le Mozart du Wunderteam. On pense qu’il a été «suicidé» par la Gestapo  en 1939. C'est fort probable à une époque où il ne faisait pas bon être juif en Europe, moins encore juif et génial à la fois. 



FR - La poétesse Emily Dickinson lance la contre-attaque. La cantatrice mexicaine Uma Sumac ose un tir des 40 mètres qui frôle l’exploit et fait trembler la transversale.  Louise Brooks tacle en délicatesse et récupère pour Jacques Vaché…  La tension est bien palpable entre le Football Club des Ailleurs et le Sporting Club de Trêlles. Souvent l’action est aux femmes. Pourquoi avoir voulu des équipes mixtes ?


MA - Pour atteindre un degré supérieur dans le jeu. Généralement, l'action et la pensée des hommes gagnent en subtilité et en audace au contact des femmes. En termes d’intelligence tactique et de vision de jeu, le football de l’équipe de France  féminine  est  aussi bon et même supérieur à celui que produisent leurs homologues masculins. Ces joueuses méritent un traitement égal à celui des hommes. On les fait jouer à Charléty alors qu’elles méritent le Grand Stade. 


FR - Vous concluez l'un de vos textes, «Surface de réparation» par une sorte d'hommage discret à Hope Solo, la gardienne de but de l'équipe nationale des Etats-Unis.


MA - Elle est très douée dans les buts. Je l’ai vue en action du temps où elle jouait à Lyon.


FR - Dans Fondements métaphysiques du dollar  la pensée se commet avec l’histoire, la métaphysique, le mythe, l’esthétique, la littérature comparée, la critique artistique. C’est un essai brillant, emporté et profondément vivant. La pensée tourne et vole de manière fluide comme un ballon.


MA - Je l’ai conçu par plaisir, bien que l’œuvre de Jean Calvin, pierre angulaire de ma réflexion ne prédispose pas à la joie. Je l’ai écrit un peu comme un roman.


FR - Expliquez-moi. 


MA - Je veux dire, écrit d’une façon joueuse, en faisant jouer les possibilités d’un style et en exprimant un tempérament. Dans mon idée l’essai appartient clairement au genre littéraire, c’est depuis Montaigne une réalité bien qu’il semble assez difficile de la faire valoir comme telle aujourd’hui. 


FR - Pour quelle raison ?


MA - Sans vouloir généraliser, l'emprise de la pensée universitaire sur les Lettres n’y est peut être pas pour rien. L’essai qui est traditionnellement un genre sans autres lois que celles que veut bien lui donner son auteur, l'essai qui est le domaine de l’intuition réfléchie, de la pensée libre et vagabonde sera vite qualifié d'incorrect, de fantaisiste, de suspect ou de méprisable pour le spécialiste qui fait de l’exercice de la pensée critique une compétence et un privilège universitaires.


FR - Une compétence réglée par des conventions d’écriture ?


MA -… d’écriture, de style, de méthode.


FR - Le goût de la correction pour la correction, ce n’est pas très nouveau ça.


MA-  Il semblerait que non, et dans plusieurs domaines... vous savez comme à une époque, il s’est trouvé des professeurs pour reprocher à Watteau d’avoir peint son contrat de mariage comme un incendie. 


FR- Vous avez peint le puritanisme comme un incendie ?


MA - J’ai composé une peinture de paysage, une traduction sensible de l’ethos puritain.


FR - Votre critique du puritanisme calviniste ne manque pas de verdeur, permettez-moi un raccourci rapide : vous opposez au fonctionnement puritain d’une économie néolibérale qui sanctifie le profit, les ressources de la poésie et de l’art. Vous cherchez chez les artistes contemporains des éléments de réponse à l’emprise de l’ethos puritain sur le fonctionnement mondialisé de l’économie néolibérale.

MA - Oui, tout comme les pères fondateurs de la nation américaine sont allés trouver la poésie de Virgile pour augmenter la portée symbolique du billet vert. Je veux encore croire aux pouvoirs de l’art et de la poésie sur les représentations collectives, comme Franklin ou Jefferson y ont cru. 




FR - Visiblement, Jefferson et Franklin ont votre sympathie, vous dressez de Jefferson en visite à Paris un portrait aimable. Calvin en revanche en prends pour son grade. 


MA - Chronologiquement parlant, Calvin et Jefferson comme vous le savez n'appartiennent pas à la même séquence historique. Il n'en reste pas moins vrai qu'après avoir lu Calvin, je ne peux le regarder que comme un fanatique de première grandeur. Il blâme, il admoneste, il menace, il injurie, il condamne à mort. Vraiment, il voile de remords et d'épouvante toute joie innocente en théologisant furieusement à coups de marteau. 


FR - Quel a été le point de départ de votre essai,  quelle a été la motivation première qui vous a poussé à l’écrire ?


MA - François Rabelais, mon admiration pour son œuvre écrite et sa langue. Calvin se pose dans un dégoût profond de la langue de Rabelais, de sa causticité, son ingénieuse volupté, sa rayonnante joie. 


FR - Est-ce que Rabelais ne manie pas autant l’injure que Calvin ?


MA - Non Rabelais n’injurie pas, il se moque avec un plaisir vindicatif. Il n'y a pas de haine au départ de la moquerie rabelaisienne, sa conclusion c’est le rire. En revanche, la conclusion de l’injure chez Calvin c’est le bûcher.  En 1533, Calvin fustige comme hérétique  le  Pantagruel de Rabelais. Il aurait été ravi je pense, de voir son auteur brûlé en place de Grève comme il a demandé et obtenu que monte sur le bûcher Michel Servet, à Genève, vingt ans plus tard. 


FR - Calvin s’en prend à Rabelais pour des questions de style ? 


MA - Pour des questions de civilisation. Dans son Pantagruel Rabelais ridiculise la prédestination, une notion théologique au cœur de la foi calviniste. Un déterminisme radical dont je pense avoir retrouvé certains aspects au cœur de l’idéologie néolibérale. 


FR - Cette métaphore de la main invisible du Marché par exemple ?


 MA - Pas seulement, et puis la formule est un peu rapide, mais en quelque sorte oui s'il fallait résumer succinctement. Calvin pourfends Rabelais, avec lui Etienne Dolet et Bonaventure des Périers, trois des esprits les plus libres de leur temps qui ont maille à partir avec les professeurs de la Sorbonne. La faculté de théologie de la Sorbonne vous le savez, a fait brûler Dolet place Maubert à Paris au milieu de ses livres formant bûcher. Pour Calvin, je le cite de mémoire, ces trois hommes sont des chiens enragés qui dégorgent leurs ordures à l’encontre de la majesté de Dieu. Je défends à ma manière la postérité de Rabelais dans le rire contre celle de Calvin dans l’épouvante. 


FR - Pourtant, Calvin passe pour une vénérable personne liée à la première démocratie de l’Histoire.


 MA - Certes. Mais il n'est pas inintéressant de le lire et voir comme son zèle prédicateur parvient à se faire ordurier. Il traite les philosophes de porcs, tient la création toute entière comme dépravée, définit l’homme comme fondamentalement une pourriture dont les parties depuis l'âme jusqu'à la chair sont définitivement souillées. Son ressentiment contre l’existence me semble colossal. À mes yeux, il possède en germe les ferments du fanatisme et du nihilisme.


FR - En feuilletant le Paralogue futural je tombe par hasard sur Rabelais. Je vois qu’il y occupe une fonction de choix. 


MA - Rabelais entraîne l’Entente Thélèmite de Myrelingue. Il met au point un pantagruélisme tactique avec Juliette Récamier, Louis Calaferte et Nagaï Kâfu. 


FR - Votre essai (j’en reviens au dollar, donc) nous apprends (vous le signalez en préalable à votre étude) que le puritanisme n'est pas réductible à une Eglise, à une doctrine ou à une confession exclusives, et qu'il n'existe pas aux Etats-Unis un puritanisme monobloc mais des puritanismes, toute une mosaïque confessionnelle et diverse dans ses rites et ses professions de foi, bien que puisant toutes à un fond commun. Vous évoquez dans vos pages, loin des fulminations de Calvin, l’hospitalité Quaker envers les Indiens, vous signalez la douceur évangélique d’un méthodisme hérité de John Wesley.


MA - Plusieurs puritanismes en effet, aux Etats-Unis bien sûr mais pas seulement. Cela fait quelque temps  que le terme passé dans le langage courant a fini par déborder sa définition d’origine, historiquement et géographiquement circonstanciée. Bien qu’ils partagent certains traits communs, tous les puritanismes américains n’ont pas la même lecture de ce que doit être le rapport du croyant au monde, à l'homme et à l'argent. On trouve dans le méthodisme d’un John Wesley l’expression d’une réelle tendresse pour l’humanité souffrante. On découvre une bonté pure et sans mélange derrière la simplicité Quaker, ces pacifistes anti-esclavagistes qui ont subi, au prix de leur vie souvent, la violence fanatique des Puritains du Massachussetts.


FR - Je vous cite : «les plus exaltantes réalisations culturelles, politiques, sociales accomplies en Amérique l’ont été contre la morale et l’establishment puritains, parfois par des puritains eux-mêmes, auto-affranchis des serres doctrinales de l’angoisse, de la haine de soi, de l’obsession de la dépravation, et presque aussitôt marginalisés par les leurs. Sans leur courage et leur extraordinaire vitalité, les aventures les plus exaltantes de la modernité n’auraient pas vu le jour.» À qui pensez-vous  en particulier ?


MA - Ils sont légion… pour ne parler que des gens de lettres je vois par exemple Henry David Thoreau qui refusait d’appliquer les châtiments corporels aux enfants de son école, Nathaniel Hawthorne qui ajouta une lettre à son patronyme pour se dissocier de son aïeul l'un des juges-assesseurs qui avait orchestré le procès des sorcières de Salem. Il y a l’élégant Ralph Waldo Emerson lecteur de Montaigne, et encore Walt Whitman, Emily Dickinson… 


FR - Aux dernières nouvelles, Emily Dickinson a signé  au Football Club des Ailleurs en compagnie de Leadbelly et Leopardi.


MA - Oui, sur une proposition de Matthieu Messagier bien vite adoptée. Dickinson est exquise. Une poétesse comparant la couleur de ses yeux à celle du sherry que laissent les invités au fond du verre, est forcément exquise.  


FR - Vous racontez cette histoire étonnante et souvent drôle des comités pour le Grand Sceau, ces années où la nation américaine devenue indépendante, à partir de  l'année 1776 se cherche une représentation d’elle-même en créant de toutes pièces le Grand sceau des Etats-Unis. 


MA - J’avais trouvé admirable cet amateurisme mêlé de génie avec lequel les Pères fondateurs ont bricolé le Grand sceau des Etats-Unis d’Amérique qui est aussi le prototype de la gravure fiduciaire du one dollar bill. Il n’y avait dans leurs commissions aucun expert déclaré, rien que des amateurs au sens propre du mot : des gens qui aiment.


FR - Des artistes ?


MA - Des artistes comme Eugène du Simitière,  des lettrés pétris de poésie latine comme l’excellent Charles Thomson qui eut le bon goût d’aller puiser chez Virgile et non chez Calvin. Leur choix finalement s’est porté sur la figure de l’aigle chauve aux ailes éployées, bien que ce symbole de l’Amérique, toujours actuel, désolait Franklin qui eut des mots sévères à son endroit. On peut regretter la mise au placard du rival de l'aigle chauve : un phénix brûlant et renaissant proposé par William Barton. C’est dommage, le phénix eut été un symbole bien plus intéressant pour signifier la nation américaine et, partant, le dollar lui-même. 


FR - L’historique du dollar, la généalogie de ses symboles, avant votre essai n’avaient fait l’objet d’aucune étude à ma connaissance. C'est une première.


MA - Rechercher l’origine du billet vert, en librairie ou sur la Toile, neuf fois sur dix revenait à rencontrer les élucubrations d’un conspirationnisme ravagé pointant l’emprise de synarchies occultes derrière tel ou tel symbole. Rétablir la vérité historique au sujet du dollar, établir la chronologie des faits, montrer l’avancement de son design au fil du temps, en citer les sources, en exposer les significations, tout ce travail devrait permettre, je l’espère, de tordre le cou à tant de fantasmes malsains.


FR - «Par bonheur le puritanisme ne constitue pas toute la nation américaine» écrivez-vous.  Calvin est pourtant un prénom très courant aux Etats-Unis, de nombreuses fondations portent son nom. Il fait clairement partie du paysage. 


MA - Le calvinisme représente une part majeure, mais une part seulement de l’histoire et de la pensée américaines. Les points de doctrine du calvinisme théologique m’ont permis, au départ de Weber de construire l’hypothèse d’une eschatologie puritaine au travail dans l'idéologie néolibérale. Ce serait une bêtise et un mensonge d’écrire que le puritanisme manifeste intégralement l’Amérique, aussi ridicule que de confondre Wall Street et Haigh Ashbury, Andy Warhol  et Jean Calvin. 


FR - Précisément, dans votre troisième volet consacré aux arts, dans l’exposé d’une modernité américaine qui selon vous, ouvre des voies éclairantes pour sortir de l’horreur économique,  vous n'hésitez pas à citer Warhol, choix pour le moins inattendu. 


MA - Andy Warhol,  mais aussi Robert Dowd,  J.S Boggs et quelques autres dans la filiation de Marcel Duchamp. J’ai voulu éprouver dans ses dernières extrémités le principe de création monétaire ex nihilo qui caractérise l'actualité de la finance néolibérale, et, curieusement toute une ligne de modernité dans l’art, Warhol compris, m'a apporté sur ce point des lueurs inattendues.  


FR - Je continue de vous citer : «Il nous faudrait parler bien plus généreusement de l’autre Amérique, de ce qui en elle était lumière, énergie, force radiante et qui est devenu patrimoine universel. Il importerait d’éclairer mieux un sensualisme populaire américain puissamment libératoire, d’une contagion irrésistible quand il ne capitalisait mais partait sur les routes, conquérait l’esprit, réveillait l’audace et les morts s’emparant de la parole à Berkeley ou d’une guitare électrique sur une estrade de planches à Newport un soir de juillet 1965… Cette Amérique solaire à qui le monde est redevable à sa géographie propre». L'Amérique solaire, pensez-vous qu'elle reviendra ? N'est-ce pas la Chine qui pourrait captiver et charmer dans quelques années ? 


MA - La Chine... vraiment je ne sais pas. La chose paraît si attendue. Pourquoi pas (on peut rêver) l'Europe, l'Afrique noire ou l'Amérique latine réunie ? L'ennui serait de voir la planète basculer à nouveau dans une logique des blocs, similaire à celle d’avant 1989 ; dans la répétition d’un affrontement bipolaire entre deux empires, la Chine et les Etats-Unis. Je préfèrerais voir l’avènement d’un monde multipolaire et solidaire avec la France agissant au coeur d’une Europe à réinventer entièrement. L’Amérique restera longtemps une mosaïque plurielle d’une diversité sans égale. Elle s'est construite comme une utopie à parfaire, éternellement inachevée et ses capacités de renouvellement fort heureusement restent intactes. Mais son rayonnement futur, à mon avis, passe par une rupture nette avec la sanctification de l'argent, avec ses survivances paléopuritaines et ses démangeaisons eschatologiques d’un autre âge.



FR - J’ai eu le sentiment à vous lire que la tonalité offensive de  l’essai est aussi liée à l’intensité climatique de cette sombre période de la présidence Georges W. Bush.


MA - Oui, l'essai a été écrit au cours de cette séquence historique pendant laquelle les Etats-Unis ont porté la responsabilité d'une guerre et subi les assauts toxiques de l’idéologie néo-conservatrice en plus d’une spéculation financière cynique qui culmina avec le krach financier de 2008, jetant des millions d’Américains à la rue. 


FR - Quand vous écrivez que les Etats-Unis n’ont pas l’exclusivité des conduites puritaines, quand vous évoquez par exemple la pratique de la peine de mort, l’infantilisation des femmes, l’obsession pornographe et funèbre, le goût du châtiment et de l’épuration comme autant d’indices d’un  puritanisme assumé ou masqué, où dirigez-vous votre regard ?


MA - Partout ailleurs, hélas. Le puritanisme aussi se mondialise et d’autant mieux qu’il n’est pas le lieu d'une confession exclusive. Le cas américain m’a intéressé en raison de cette connexion unique dans l’histoire entre l’eschatologie et l’économie. Au demeurant, il y aurait beaucoup à dire sur le puritanisme athée des grands idéaux bolchéviques et maoïstes. Certains zélateurs de la Table rase valent bien ceux de l’Apocalypse. Nous pourrions parler aussi du puritanisme insidieux qui s’avance aujourd’hui sur le terrain biopolitique des démocraties ; et encore de la captation par le puritanisme religieux des récentes révolutions du monde arabe.


FR - Ce goût de l'apocalypse que votre essai rapporte à un certain tempérament puritain, quelle en est la source d'après vous ?


MA - Un profond ressentiment contre le temps. Les types qui se sentent séparés de leur dieu par l’épaisseur du temps et du monde considèrent le temps et le monde comme un obstacle haïssable, l’antichambre insupportable de la vraie vie. Là-dessus peuvent se former de grands rêves d’apocalypse. C’est, à mon avis, une méchante histoire de ressentiment et de refoulement qui se dessine là. La psychanalyse y peut-elle quelque chose ? On le voudrait.
  

FR - Ou est-ce que le refoulement et le ressentiment sont les plus violents aujourd’hui ? 


MA - La palme revient au puritanisme épouvantable qui sévit dans le monde arabe, souvent au grand dam des populations. C’est vrai au Proche et au Moyen-Orient, au Maghreb, mais également dans la péninsule indienne, en Asie du sud-est et jusque dans les capitales occidentales ou il parvient à semer l’effroi et le sang. C’est le lieu d’une extraordinaire arriération mentale, un terreau sur lequel croissent des hordes de vociférateurs appelant aux armes. Quand les textes sacrés servent à massacrer, quand tuer devient un acte de foi, ni le dialogue ni la psychiatrie ne peuvent plus grand chose. 


FR - Cet intérêt pour la chose métaphysique d’où vous vient-il ? Est-il lié à vos lectures ? Au Grand Jeu de Daumal et Gilbert-Lecomte par exemple ?


MA- Assurément oui, mais avec d’autres lectures aussi marquantes. Celles d'Antonin Artaud ou de Fernando Pessoa par exemple. Et tout autant les oeuvres d’auteurs plus sensualistes tels que Valéry Larbaud ou André Hardellet. Par ailleurs, je me suis longtemps intéressé à la part d’impensé religieux qui parfois travaille au corps certaines avant-gardes du XXe siècle. 


FR - Des exemples ?


MA- Ce qui relève de la pensée eschatologique dans le communisme, de la tradition iconoclaste dans certaines pétitions de principe du situationnisme, ou encore d'un spiritualisme hérétique dans  la quête sensible de l’Age d’Or à l’intérieur du surréalisme... ce type de recherches m’a passionné. Je voulais savoir quelles avant-gardes avaient tenté et surtout réussi une sortie effective de la métaphysique. 


FR - Rabelais, Bonaventure des Périers, Etienne Dolet, trois des esprits les plus libres de leur temps comme vous le dites, se sont installés à Lyon pour continuer d'écrire, imprimer et publier librement, à l'abri des foudres de la Sorbonne. En quoi cette ville ou nous dialoguons aujourd’hui a t-elle  influencé votre pensée ? 


MA- Difficile à dire. C’est un rapport complexe que celui de l’influence d’une ville sur la pensée. Il y faudrait un livre entier pour l'exprimer. Personnellement j’aime les villes portuaires, toutes les villes en  bord de mer. Mais j'en conviens, c’est important,  crucial ce rapport de la pensée à l’espace. Le paysage de la Haute-Engadine autour du lac de Silvaplana en Suisse a illuminé la pensée de Nietzche et Thémistocle a fait placer la tribune de l’Agora de façon à ce que les orateurs puissent toujours avoir la Méditerranée sous les yeux. 


FR - Vous ne voulez pas me parler de Lyon ?


MA - C’est une ville allusive qui ne se laisse pas prendre facilement  par les mots. À mon sens, sa forme privilégiée est l’ellipse. Elle use d'ellipses à la façon d'un Maurice Scève quand il compose sa Délie ouvrant ainsi le premier cycle amoureux de la Renaissance. À Lyon, les places, les escaliers les plus beaux forment une ellipse. Parfois la ville s’ellipse elle-même.


FR - Vos dialogues avec elle sont elliptiques ?


MA - C’est une histoire de trafics indicibles quand par exemple la sensation court-circuite la raison pour atteindre une forme de mémoire qui n’est pas seulement cérébrale, plutôt une mémoire moléculaire qui saisit tout le corps.  


FR - Lyon accélère la sensation ?


MA - Par sa légèreté, ses courbes, ses fleuves, sa lumière. Sa lumière semblable à aucune autre au monde prédispose à une catégorie particulière d’émotions. Elle est pour beaucoup dans ce sentiment de douce volupté qui colonise les nerfs au cours de la promenade.


FR - Elle provoque un formidable sentiment d'évasion. 


MA- Oui, ici les perspectives sont larges. 

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